« Je marche sur une route en solitaire, la seule que j'aie jamais connue. Je ne sais pas où elle mène, mais c'est chez moi et je marche seul. Mon ombre est la seule à marcher à côté de moi. Ce qui me sert de cœur est la seule chose qui bat. Parfois je souhaite que quelqu'un ici va me trouver. Je descends le long de la ligne qui me divise quelque part dans mon esprit. Je lis entre les lignes de tout ce qui est foireux et tout va bien. Je vérifie mes signes de vie pour savoir si je suis toujours vivant et je marche seul. »
Les étoiles scintillent à la surface du lac, la lune étend son reflet blafard sur les eaux calmes et noires. Il fait froid, cette nuit-là, malgré que l’été soit là. Sharpe Buck est assis sur l’herbe gelée par la nuit, seul. Il est seul dans ce monde noir, constitué d’ombres qui le font frémir, qui lui font peur. Son esprit tourne en tous sens, métamorphosant un lapin qui coure, apeuré, en un monstre assoiffé de sang. Métamorphosant le souffle du vent dans les feuilles en un hurlement de bête sauvage. Métamorphosant le bruissement de l’eau en un gargouillement qui sera celui de la bête qui le digérera. Lui, le puissant Alpha respecté de tous, le puissant loup aux muscles saillants, le puissant mâle que personne n’ose défier, il est fou. Il est complètement fou. Si les autres l’apprenaient… Son arrêt de mort serait signé. Le grand mâle lâche un soupir crispé, qui forme une petite volute de fumée au-dessus de son museau. Il a peur. Des sueurs froides coulent dans son dos et il n’ose pas se retourner. Cette nuit-là, quiconque aurait pu la trouver belle, propice au romantisme, douce et agréable, le froid de la nuit comme une caresse après la chaleur écrasante du jour. Mais le froid transperce Buck, le pétrifie ; les étoiles le regardent avec mépris et tout n’est que peur dans le cerveau du mâle. Il se prend à penser à vouloir s’enfuir loin, ne jamais revenir. Vivre, mais vite. Partir, mais loin. Justement, sa vie s’éternise, se répand, est trop longue. Le suicide ? Buck est trop lâche pour ça. Ou peut-être que son corps s’y refuse, que sa volonté n’est pas assez puissante. De toute manière, il sait depuis le début que sa puissance n’est que feinte. Son destin était déjà tracé à la naissance. Il pense à sa vie. Il pense à ce que sa folie lui a fait faire. Il pense qu’il devient de plus en plus cruel, de jour en jour. Il regarde son reflet dans l’eau. Dans ce reflet, là où tous voient un loup puissant, sûr de lui, il voit autre chose. Quelqu’un d’autre. Il voit son amante, il se voit emporté par les Bipèdes, il se voit la tuer de sang froid, se voit mentir à Sawyer, faire tuer un innocent pour sauver sa peau… Il voit tellement d’autres choses. Il n’a aucun regret. Il n’a pas honte. Il n’est pas dégoûté de lui-même. Sharpe Buck relève les yeux. Sa vie est un mensonge, en fin de compte. Seul Slayer n’est pas une affabulation. Il est réel, existant et « aimant ». Il aurait donné sa vie pour lui. Était-ce ça, l’amour ? Sans doute. Il n’avait même pas aimé Amor comme ça. Jamais. Elle n’avait été qu’une perte de temps, une traîtresse, comme tous les autres. Ils méritaient tous de mourir. Tous. Buck sentit une bouffée de chaleur monter en lui, signe de sa haine. Ses pattes se décongelèrent et il se releva. Il lança un regard inquisiteur au loup qui se tenait devant lui. Il avait entendu parler de tous ceux qui avaient intégré sa meute dernièrement. Il avait surtout hâte de croiser Mordred, voir s’il était aussi effrayant que ce qu’on disait. Mais pour le moment, il ne rencontrait que lui.

SHARPE « Bonsoir, Billie Joe. »

Le sourire narquois qui parut sur les lèvres de Billie Joe parut hautain et irrespectueux à Buck. Il se devait de maintenir l’ordre, la cohésion et la soumission de et dans la Meute. Mais à vrai dire, ce soir-là, il n’avait guère le cœur à ce genre de besogne qu’il exécutait d’ordinaire à cœur joie. Et il semblait qu’il ne soit pas tombé sur un cas très docile. Il soupira et détourna la tête pour revenir fixer son regard sur un point inexistant, dans le vague, en face de lui. Il se tenait assis, bien droit face au vent qui lui ébouriffait le pelage. Il fit abstraction du monde qui l’entourait et ce ne fut que lorsque le museau humide du gris cendré toucha le sien qu’il sursauta. « C’est un lieu romantique, n’est-ce pas ? » Buck songea qu’il était tombé sur le pire imbécile de la création. Il aurait peut-être mieux fait de le tailler en pièces mais – là encore – il en avait assez. Les responsabilités qui lui pesaient sur les épaules avaient besoin de s’évaporer de temps à autre. Même si c’était surtout lui qui avait besoin qu’elles s’en fussent de temps en temps. Il tourna lentement la tête, et planta son regard las dans celui du loup grisâtre. Il se pourlécha les babines avec une lenteur infinie et d’une voix lente et lasse, mais au ton pourtant sec et claquant, il riposta sans grand enthousiasme.

SHARPE « Tu veux bien m'excuser, je ne connais pas la signification de ce mot. »

Cette simple phrase pouvait être bourrée de sous-entendus. Ou pas, d'ailleurs. Buck s'attendait à ce que Joe continue son petit manège enfantin et puéril qui le laissais parfaitement indifférent, étrangement. Il reporta son regard sur le lac et lâcha à nouveau un petit soupir. Où est-ce qu'il était tombé ? Étais-ce possible que des animaux de son espèce atteignent un niveau intellectuel aussi bas que celui des chiens ? Il en doutait. Et pourtant, les imbéciles ne manquaient pas.

( moi c'est pire .__. )