Sharpe Buck ne l’attendait plus ; il savait qu’il viendrait, mais quand ? Il commençait seulement à s’impatienter lorsqu’il décela sa présence. Il la décela bien avant même que son odeur ou son image ne lui proviennent ; il le décela grâce à sa sorte de sixième sens. Il détectait toujours Slayer avant même que celui-ci ne se montre. Ses oreilles pointèrent vers l’avant, signe indiscutable de la présence du noir efflanqué dans les parages. Oh, Slayer n’avait pas toujours été efflanqué, maigre et chétif comme aujourd’hui. Autrefois fort et musclé, adroit et égal à Sharpe Buck en habileté et en force, ils formaient un duo inégalable. Jusqu’à cet accident. Cet accident qui avait failli coûter la vie à son seul ami, cet accident provoqué par les Bipèdes et … par Sharpe Buck lui-même. Le cendré ne se reprocherait jamais assez l’état dans lequel il av ait mis son seul allié, le propre Bêta de sa Meute ! Le noir charbonneux du pelage de son ami apparut dans l’entrée. Il semblait avoir encore gagné en force et en stature. Il semblait avoir reprit du poil de la bête. Mais les fils bleus qui s’échappaient des coutures de son pelage témoignaient encore du piteux état dans lequel l’Alpha l’avait mis. Il lâcha un soupir et détourna les yeux, honteux. Il se revoyait, s’échappant du camp de Bipèdes, certain que ces derniers allaient les tuer. Et cette vermine était toujours présente sur leur territoire ! Elle grouillait partout, dans les moindres recoins de la forêt, guettant les loups et les chiens, cherchant à les exterminer par tous les moyens possibles. Sharpe Buck reporta son regard sur le grand loup noir. Car, malgré son état déplorable, il restait malgré tout dans le cœur de Buck un grand loup. Quoi qu’il arrive. Puis, brusquement, la réalité revint au cerveau du loup gris. Frappante, désagréable, distordue. Douloureuse. Cette réalité représentait la présence de Deceitful Promise ici. Cette réalité représentait le fait qu’ils ne soient pas seuls, tous les deux. Egal à lui-même, Slayer lança des paroles froides et claquantes, comme Buck les aimait, à l’adresse de l’usurpatrice. Cette dernière resta tout d’abord muette, probablement sous l’effet de surprise de voir celui qu’elle croyait mort en chair et en os ou peut-être par ce qu’elle cherchait quoi répondre. Son petit regard vicieux s’attarda sur Buck et ce dernier ne put retenir un frisson. Elle répondit avec un calme qui parut faux au mâle cendré et il retint un rire narquois. Après tout, il lui devait un poste de domination, mais il ne lui devait pas du respect ou encore la traiter comme une reine alors qu’il n’y avait pas de public. Si ? Sharpe se sentait revigoré, se sentait monter en puissance grâce à la présence de son allié à ses côtés. Ce loup-là avait le pouvoir de décupler ses forces au moyen d’un seul regard, de sa simple présence. Le grand mâle foudroya Promise du regard. Puis, une petite voix lui chuchota, à peine perceptible, au fond de son esprit. Tu sais des choses, Buck. Cette stupide pie bavarde de Riverside a trop parlé ! Sers-t’en ! Pour une fois que les voix ne lui brûlaient pas le cerveau ou ne lui perçaient pas les tympans, Buck n’allait pas se plaindre du rappel qu’elle lui avait fourni. Peut-être que Promise était réellement, foncièrement mauvaise et c’est donc pour cela que les voix l’aidaient à s’en débarrasser ? Peut-être. De jour en jour, le cendré gagnait en assurance, au détriment de la jeunette blanche. Il espérait de plus en plus parvenir à la renverser, enfin. Il priait pour que ce jour bénit arrive enfin. Mais ses prières, il le savait, resteraient vaines. Dieu n’existait pas. Ou s’il existait, il se fichait bien des petits mortels qui le suppliaient à genoux. Il ne prit même pas la peine de grogner avec ce regard haineux qui lui était habituel envers la louve. Il se contenta d’un regard hautain et méprisant. Il considérait que lui octroyer sa haine était déjà une forme d’intérêt pour elle en soi. Il battit de la queue et s’assit posément. Il regarda tranquillement la louvette qui le toisait et déglutit patiemment et pris son temps afin de répondre. Elle savait qu’il avait l’esprit tordu. Lui aussi le savait. Et s’il pouvait la conforter dans cette idée, tant pis, il s’en fichait.

« Tu as tort de croire ça. Les esprits peuvent se matérialiser s’ils le souhaitent et si ça leur chante. Tu ferais mieux d’y faire gaffe. Au cas où, ça serait dommage de perdre une Alpha si douce et si aimable. »

Railla-t-il de son ton le plus sarcastique qu’il ai trouvé. Tout ça n’avait aucune importance. Il fallait qu’elle dégage, que quelqu’un la remette à sa place une bonne fois pour toute, qu’elle pourrisse en Enfer – si il existait – ou que ses entrailles soient bouffées par des corbeaux avides de sang. Il calma ses pulsions sanguinaires et les garda pour plus tard. Il se raisonna en se disant qu’elle n’avait vraiment pas l’étoffe d’une Alpha et qu’elle ne l’aurait jamais. Et si son père l’avait élevée dans un but précis – ici le pouvoir – c’est qu’il était con et aveugle.

Le grand mâle cendré regarda le noir couturé de cicatrices s’avancer vers la blanche. Il les laissa faire. Il savait qu’il prenait le risque que l’orage qui planait au-dessus de leurs têtes éclate et que le sang pouvait couler mais il comptait sur Slayer pour la pousser à bout, mais pas au point qu’elle lui saute dessus. Tout n’était que manipulation, petites touches successives, énervements continus qui la mèneraient à une haine sans faille, sans bornes, qui l’aveuglerait et lui ferait commettre une erreur. Une infime erreur, une infime plaie que Buck s’empresserait d’élargir, s’empresserait d’en profiter immédiatement, avant que cette occasion ne s’échappe. Un bruit au fond de la grotte le fit brusquement sursauter. Mais les deux autres ne bougèrent pas et il en déduisit que, comme d’habitude, son imagination le torturait. Et puis, la grotte était un cul de sac, personne ne pouvait y entrer sans se faire voir. Sharpe Buck était étonnamment calme pour les circonstances, lui qui s’enflammait pour un rien, était capable de meurtre par principes, pouvait bondir au moindre bruit. Il avait le sentiment de maîtriser parfaitement la situation. Slayer en faisait beaucoup, mais pas trop pour éviter le bain de sang. Buck l’admirait profondément. Ou peut-être étais-ce Promise qui se contenait de lui sauter à la gorge ? Elle tremblait de rage et ses griffes crissaient sur la roche tant elles étaient crispées. La tension montait rapidement dans l’espace réduit où se trouvaient les trois loups. La petite voix au fond de son cerveau se fit de plus en plus pressante. Lâche tes informations, elle va se la boucler une bonne fois pour toutes et pendant son hésitation, tue-la ! Tue-la ! Tue-la ! Tue-la ! Le cendré secoua la tête comme un fou furieux pour se débarrasser de cette sensation désagréable. Le goût métallique du sang monta dans sa bouche et il tenta de déglutir pour faire passer cette odeur et ce goût nauséabond qui lui donnait la nausée. Il ne fallait pas qu’il la tue. Vis-à-vis de la Meute, qu’aurait-il dit ? Pas tout de suite. Il fallait attendre. Mais la faire chanter, la rendre folle de rage, de douleur, la rendre folle à lier, c’était à sa portée et c’était délectable. Elle qui s’était permise de le défier et de lui faire remarquer sa folie, sa paranoïa. Elle allait le payer cher. Le double, le triple, le centuple. Le grand gris prit un air solennel, mais ce petit air digne s’effaça bientôt pour laisser place à un sourire narquois, inquisiteur et mesquin. Un sourire fourbe et cruel, manipulateur, comme on en avait jamais vu de tel sur l’Alpha que tous connaissaient pourtant. Il prit un petit air innocent, comme s’il parlait de la pluie et du beau temps, tout en regardant ailleurs que la louve. Il prit la parole lorsque les deux adversaires cessèrent de se regarder en chien de faïence.

SHARPE « Mais, d'ailleurs, Promise. Toi qui tremble de rage à l'instant, toi qui veut tuer, tu as été entraînée pour ça non ? Pour prendre le pouvoir ! Et tuer, tu sais si bien le faire. »

Son regard glissa sur la louve et se durcit brutalement. Sa voix devint sèche et froide, son regard semblait être de pierre et étincelait de rage. La haine monta petit à petit en lui, comme une boule qui voulait exploser. Il se contint avec difficulté. Et reprit, en sautant du surplomb rocheux, pour se mettre dans l'arène où les deux loups se lançait des piques aiguisées quelques minutes plus tôt.

SHARPE « Oui, tu sais si bien tuer. Tu es dénuée de cœur, de sentiments, tu n'es qu'un pantin qui exécute les ordres d'un mort ! Tu t'es fichue des morts il y a quelques minutes mais pourtant, tu sers toujours un cadavre qui pourrit sous terre. Hein, "Papa" ?! Que dirait-il, s'il savait qui tu as tué, Promise ? Que dirait-il ? »

Il dit le mot "Papa" sur un ton ironique et trop aigu pour pouvoir être sérieux. Le cendré porta un regard mielleux pendant un quart de seconde sur la jeune louve, savourant sa vengeance. Il n'aurait pas pu être plus cruel. Mais si. Il aurait pu. Mais la vague déferlante n'allait pas tarder à s'abattre sur la blanche. Ce n'était que le début de la fin.